Étude des Lettres de Cécile Volanges dans le roman de Laclos

Pour faciliter le travail des étudiants, j’ai sélectionné ci-dessous les seules Lettres de Cécile Volanges. Je complèterai progressivement jusqu’à la fin de l’étude du roman.

PREMIÈRE PARTIE

Lettre I: de Cécile Volanges à Sophie Carnay. Comme je l’ai déjà écrit dans la présentation des personnages : « J’ai une femme de chambre à moi… je t’écris à un secrétaire très joli…où je peux renfermer tout ce que je veux. » Le secrétaire est un meuble servant à écrire et à ranger les lettres, il symbolise monde épistolaire où l’on va évoluer. Elle se rêve donc déjà autonome, ignorant que cet état se gagne toujours de haute lutte, lutte qu’elle se révèlera incapable de mener (trop d’innocence, de stupidité, peut-être aussi de sottise, de bêtise, défaut d’éducation à la liberté, manque d’instruction, « carence neuronale » dirait-on aujourd’hui). » 

Cette première Lettre est déjà sous le signe du « se faire croire« . Cela indique que l’intrigue ne pouvait fonctionner qu’en prenant sa source dans la crédulité des victimes à venir (Cécile, la Présidente de Tourvel). L’anecdote de l’homme qui s’agenouille devant elle (un cordonnier venu prendre les mesures de ses pieds), qui fait rougir Cécile qui ne comprend pas ce geste – c’est sa mère qui lui ouvrira les yeux – est comme une anticipation du fait qu’elle livrera sa virginité à Valmont : « voilà cet homme à mes genoux. Ta pauvre Cécile alors a perdu la tête« . C’est exactement ce qui se passera avec Valmont, sauf qu’il sera autrement plus dangereux que ce cordonnier.

« Donner son pied » fait penser à « donner sa main », note Michel Delon, spécialiste de Laclos. Le pied est une partie du corps qui est reliée au sexe : on dit « prendre son pied ». Le ton général de cette Lettre est celui d’une jeune personne qui voit sa vie à venir « sous la forme d’un roman intéressant » (Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, P.U.F.,1989, p. 158).

Schopenhauer écrit à la page suivante : « La première tâche que l’expérience trouve à accomplir est de nous délivrer des chimères et des notions fausses accumulées pendant la jeunesse. » (ibid. p. 159) On peut dire que la pauvre Cécile paiera d’un prix très élevé la perte « des chimères et des notions fausses » qu’on devine entre les lignes de sa Lettre. Ce qui donne une tonalité amère à cette remarque faite au sujet de l’incident du cordonnier :  » Conviens que nous voilà bien savantes ! »

Lettre III : de Cécile à Sophie. L’intérêt de cette lettre est de souligner la candeur et la naïveté de Cécile, qualités qui rendent sa crédulité crédible, si j’ose dire : « tout le monde m’a beaucoup regardée, et puis on se parlait à l’oreille, et je voyais bien qu’on parlait de moi : cela me faisait rougir « . Ou bien : « Ce qui m’inquiétait le plus, était de ne pas savoir ce qu’on pensait sur mon compte. Je crois avoir entendu pourtant deux ou trois fois le mot de jolie ; mais j’ai entendu bien distinctement celui de gauche« . On devine aussi que Merteuil l’a déjà approchée : « parente et amie de ma mère ; elle paraît même avoir pris tout de suite de l’amitié pour moi. C’est la seule personne qui m’ait un peu parlé dans la soirée« . Elle entend aussi, sans s’en offusquer, un homme dire d’elle : »Il faut laisser mûrir cela, nous verrons cet hiver. » Si Cécile avait été une jeune fille plus déterminée et plus indépendante, elle se révolterait déjà secrètement contre ces manières de goujat, comme le dira Merteuil dans la fameuse Lettre LXXXI, parlant de sa détermination à échapper à l’esclavage masculin. Cécile est donc vouée à être une victime, et de la société de l’époque, et de Merteuil et Valmont. — 

Lettre VII : de Cécile Volanges à Sophie Carnay. Cécile se fait croire qu’elle est heureuse de cette vie où elle est en attente de son mariage : «  je me trouve assez bien de mon genre de vie. » (elle ne trouve donc rien à redire à son enfermement au couvent de si longues années, ni à son prochain mariage avec Germont, c qui montre qu’elle n’a pas du tout la mentalité d’une jeune fille du 21e siècle — cette remarque comptera lorsque je parlerai de ce qu’elle subira par la suite). Elle s’attache de la même façon à Danceny et Merteuil, ce qui est une première « auto-tromperie »: « Lui et madame de Merteuil sont les deux seules personnes que je trouve aimables« .

Lettre XII : de Cécile à Merteuil. Son seul intérêt est de révéler l’amitié (l’amour ?) naissante que la jeune fille éprouve pour Merteuil : « Je vous aime tant !  » C’est le début de la « rouerie » dont parle Merteuil dans la Lettre II.

Lettre XIV : de Cécile à Sophie. Son unique intérêt réside dans un passage qui montre Cécile consentant à participer à la comédie des rapports sociaux (ceci dit sans porter de jugement de valeur sur cette comédie) : « ma toilette me prendra un peu de temps, car je veux être bien coiffée aujourd’hui. (…) on devient coquette dès qu’on est dans le monde. » La coquetterie, accepter d’être victime de la mode (fashion victim disent les anglais), sont un élément essentiel de ce qui se joue sur la grande scène du théâtre du monde, afin de réussir à séduire, à manipuler, à tromper, etc. Cécile entre en conscience (mais privée de la connaissance par expérience des risques qu’on y court) dans le jeu, voire la compétition et la lutte à mort : « je vois bien que tous les hommes la (la marquise de Merteuil) trouvent plus jolie que moi« .

Lettre XXVII : de Cécile à Merteuil, où elle lui demander conseil comme à une amie et une confidente : « On m’a bien dit que c’était mal d’aimer quelqu’un ; mais pourquoi cela ? Ce qui me fait vous le demander, c’est que M. le chevalier Danceny prétend que ce n’est pas mal du tout, et que presque tout le monde aime : si cela était, je ne vois pas pourquoi je serais la seule à m’en empêcher ; ou bien est-ce que ce n’est un mal que pour les demoiselles ? » L’ingénuité de Cécile (qui la perdra) lui fait dire une chose qui est centrale pour le roman : quelles sont ces règles qui prescrivent qu’il est bon d’aimer ici et mal d’aimer là ? et qui proscrivent ces amours mauvaises ? Cécile, pour son malheur, ne demande qu’à croire Merteuil, ce qui la prépare psychologiquement à prendre goût à une vie libertine.

Lettre XXIX : de Cécile à Sophie Carnay. Sa crédulité envers Merteuil est sans limites : « madame de Merteuil, qui est une femme qui sûrement le sait bien, a fini par penser comme moi. » (au sujet du fait d’écrire ou pas des lettres d’amour). « que je l’aime, madame de Merteuil ! elle est si bonne ! & c’est une femme bien respectable » (si elle l’aime tant, c’est parce qu’elle lui offre la licence de suivre ses penchants à l’amour ; il fallait donc bien que la terre soit fertile pour que les graines de débauche que sème Merteuil puissent pousser) ; « elle m’a dit que j’avais eu raison, et qu’il ne fallait convenir d’avoir de l’amour que quand on ne pouvait plus s’en empêcher : or je suis sûre que je ne pourrai pas m’en empêcher plus longtemps » (Cécile semble vouloir dire ici que son désir érotique pour Danceny est tel qu’elle n’y résistera pas longtemps, et que le projet de son mariage avec Gercourt ne semble guère la retenir, bien qu’elle ne se révolte pas contre ce projet). Elle dit aussi (qui pourrait faire sourire, si elle ne contenait pas quelque chose de plutôt grave) ce qui suit, et qui relève d’une ironie de la part de Laclos, qui goûte ce procédé : « extraordinaire qu’une femme qui ne m’est presque pas parente, prenne plus de soin de moi que ma mère ! c’est bien heureux pour moi de l’avoir connue ! » De quoi semble se réjouir Cécile ? que le rôle des parents ne serait pas d’encourager leur progéniture à consentir à tous les penchants, inclinations, désirs suscités par la société ? ce qui fait d’elle une future victime « consentante » des stimulations sociales… en particulier de Valmont et Merteuil. Elle oublie, ou n’a pas encore compris que, ancien régime ou société contemporaine, et comme l’a dit un jour mon maître et ami Clément Rosset, « l’éducation est toujours plus ou moins une persécution » ; en tous cas elle est toujours une source de frustration (apprentissage indispensable pour accéder à la maturité).

Lettre XXXIX : de Cécile à Sophie Carnay. Cécile raconte à son amie la tristesse que provoque la découverte de celui qui devra être son mari : C’est M. le comte de Gercourt que je dois épouser (…) . Il est riche, il est homme de qualité, il est colonel du régiment de… Jusques-là tout va fort bien. Mais d’abord il est vieux : figure-toi qu’il a au moins trente-six ans ! et puis, madame de Merteuil dit qu’il est triste et sévère, et qu’elle craint que je ne sois pas heureuse avec lui. J’ai même bien vu qu’elle en était sûre, et qu’elle ne voulait pas me le dire, pour ne pas m’affliger. Elle ne m’a presque entretenue toute la soirée que des devoirs des femmes envers leurs maris : elle convient que M. de Gercourt n’est pas aimable du tout, & elle dit pourtant qu’il faudra que je l’aime. » Bien sûr, il y a là une manipulation afin d’encourager Cécile à se révolter (un peu) contre la condition qui lui est faite de se marier sans choisir le mari. Révolte qui consiste à s’abandonner à sa passion pour Danceny. Puis vient une phrase dont l’ironie peut être goûtée par un lecteur spectateur plus ou moins indifférent au malheur de ce personnage de fiction qu’est Cécile : « Au moins celle-là, je peux bien l’aimer tant que je voudrai, sans qu’il y ait du mal » (c’est tout le contraire qui l’attend et qu’elle devrait craindre).

SECONDE PARTIE

Lettre LV : de Cécile à Sophie. Lettre admirable en ceci qu’elle déploie tous les mirages de la passion amoureuse. Cécile parle de façon à la fois émouvante et ridicule de l’amour qu’elle ressent pour Danceny. Ne perdons pas de vue à la lecture des phrases qui suivent que ces sentiments sont l’effet du travail sournois de Merteuil sur l’esprit de la jeune fille. D’abord, le sentiment fusionnel : « combien le chagrin de quelqu’un qu’on aime nous fait mal, comment sa joie devient la nôtre(…). quand il est content, je suis heureuse comme lui. » Puis le sentiment qu’elle en sait plus que son amie Sophie restée au couvent, qu’elle connaît l’amour, alors qu’elle n’en a vu aucun effet terrible : « Nos amusements, nos rires, tout cela, vois-tu, ce ne sont que des jeux d’enfants ; il n’en reste rien après qu’ils sont passés. Mais l’amour, ah ! l’amour !…  » Et cette phrase plutôt émouvante où elle est transportée par ce sentiment nouveau pour elle : « Quand je vois Danceny, je ne désire plus rien, quand je ne le vois pas, je ne désire que lui. (…) C’est comme un tourment, et ce tourment-là fait un plaisir inexprimable. » Dans cet état amoureux (l’état où l’on est le plus aveugle), Cécile se fait croire que tout est beau, alors que les plus douloureuses épreuves l’attendent. On peut s’interroger sur le fait (qui relève de la diégèse) que Laclos a jugé nécessaire de faire aimer Cécile avant d’être conquise par Valmont. Sa passion naïve pour Danceny n’est-elle pas comme l’antichambre de son dévergondage futur ? La fin de la lettre rappelle la sombre réalité à venir : « ce qu’il y a de vrai, c’est qu’à eux deux ils me rendent bien heureuse ; et après tout, je ne crois pas qu’il y ait grand mal à ce que je fais. » Ce sue croit Cécile est exactement le contraire de ce qui est en train de lui arriver, qui se prépare dans son dos : Merteuil, sa pire ennemie, la rendra fort malheureuse pour toute sa vie, malgré les consolations de la foi dans laquelle elle se réfugiera peut-être en retournant au couvent.

Lettre LXXV : de Cécile à Sophie. Laclos manie le double-sens en faisant dire à Cécile et à son insu* des choses que le lecteur reconnaîtra dans quelques pages. Voici comment Cécile parle de Valmont, comme si elle pressentait ce qui va arriver. On perçoit la naïveté, mais sont aussi présentes l’admiration, voire une attirance, et aussi une forme de lucidité au sujet de l’hypocrisie qui accompagne souvent le rapport amoureux : « c’est un homme bien extraordinaire. (…) Je n’ai jamais vu d’homme aussi adroit. (…) Il est bien facile de s’entendre avec lui, car il a un regard qui dit tout ce qu’il veut. (…) Il faut qu’il ait bien bon cœur d’être venu exprès pour rendre service à son ami et à moi !Je voudrais bien lui en témoigner ma reconnaissance. (…) avec Danceny lui-même, j’ai souvent senti, comme malgré moi, une certaine crainte qui m’empêchait de lui dire tout ce que je pensais.** (…) Je ferai bien assez ce qu’il voudra ».

* On retrouve ici la définition originale de l’inconscient selon V. Descombes dans L’inconscient malgré lui : ce n’est pas ce qu’on ne veut pas dire (théorie abracadabrante du refoulement, qui suppose deux sujets dans le même cerveau, l’un conscient, l’autre pas), mais ce qu’on ne sait pas dire. Descombes prend l’exemple frappant d’un court récit de La comédie humaine de Balzac, Un début dans la vie : un jeune homme se rend chez son futur maître, et déballe pendant le voyage l’histoire de cet homme que sa femme trompe. Il ignore que cet homme est assis à côté de lui, puisqu’il ne l’a encore jamais vu. Ne connaissant pas les effets de son bavardage, il ne sait donc pas ce qu’il dit.

** Voici ce que Shakespeare dit de la sincérité en amour (Sonnet 138, trad. de Jean Fuzier, in Oeuvres complètes, La Pléiade, volume I, p. 131 – photographie de mon exemplaire) :

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Lettre LXXXII : de Cécile à Danceny. Lettre encore pleine d’ironie de la part de Laclos : « si M. de Valmont n’était pas aussi complaisant et aussi adroit qu’il l’est, je ne saurais comment faire » (pour recevoir les Lettres de Danceny). On verra où la conduit cette confiance en Valmont… La Lettre se termine par un de ces aveux d’amour niais (en ce qu’ils achètent à crédit du sentiment à venir) : « Je vous aime de tout mon cœur. Je vous aimerai toute ma vie. »

TROISIÈME PARTIE

Lettre XCV : de Cécile à Valmont. Sans le savoir, la jeune fille énonce la vérité sur sa situation d’otage entre Danceny, Valmont, et aussi Merteuil. : « puisque tout le monde le veut, il faut bien que j’y consente aussi. » La phrase porte sur la clef qu’elle se refusait à prendre pour que Valmont accède à sa chambre. C’est une ironie de plus de la part de Laclos. Cécile sait sans savoir, pourrait-on dire. Disons qu’elle devine confusément sa situation; mais comme elle ne sait pas (se) le dire clairement et distinctement, elle est sujette à l’inconscient selon la thèse de Vincent Descombes déjà évoquée moult fois. La fin de la Lettre va très loin dans l’ironie : « j’espère que vous n’en continuerez pas moins à être aussi complaisant que par le passé. J’en serai aussi toujours bien reconnaissante. J’ai l’honneur d’être, Monsieur, votre très humble et très obéissante servante« . C’est écrit sur le ton que prendrait une jeune femme soumise à la volonté d’un maître, ce qu’elle est en l’occurrence et d’après les règles de l’époque. Jeune femme devant un homme, et moins titrée (me semble-t-il) que le vicomte.

Lettre XCVII : de Cécile à Merteuil. On imagine sur quel ton serait écrite la lettre d’une femme violée (je ne parle pas, bien entendu, d’un viol avec acte de barbarie). Voyons si la Lettre de Cécile lui correspond. Tout d’abord, elle se sent coupable : « grondez-moi bien, car je suis bien coupable« , puis : « c’est bien le rouge de la honte« . Depuis, on a inventé le « syndrome de Stockholm« , mais ce que dit Cécile ne me semble pas avoir grand chose à voir avec). Coupable de quoi ? D’avoir ressenti du désir en étant embrassée, pourtant de force : « celui-là, je ne savais pas ce qui en était, mais il m’a toute troublée, et après, c’était encore pis qu’auparavant. » Cécile va jusqu’à avouer à Merteuil (qui, n’oublions pas, a rêvé un temps d’en faire sa disciple en libertinage) : « j’ai peur de ne m’être pas défendue autant que je le pouvais. » (…) « il y avait des moments où j’étais comme si je l’aimais » (…) « je sentais bien que je ne faisais pas comme je disais« . Il est difficile, ici, de croire que Cécile estime avoir été violée. On peut cependant émettre la théorie qu’elle agit comme Swann quand il est tout près de s’avouer qu’Odette est une cocotte (une prostituée, une demi-mondaine) et qui d’un coup ressent comme une paresse mentale (j’évoque ici, de mémoire, un passage d’Un amour de Swann, roman dans le roman Du côté de chez Swann, premier volet de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust). Cécile « préfèrerait » (inconsciemment) penser qu’elle a été consentante plutôt que de se dire qu’elle a été violée sous la contrainte. Cette ruse serait à l’origine du sentiment de culpabilité. En tout cas, son attitude est pour le moins ambiguë : « enfin, croiriez-vous que quand il s’en est allé, j’en étais comme fâchée, et que j’ai eu la faiblesse de consentir qu’il revînt ce soir : ça me désole encore plus que tout le reste. » Le départ de Valmont semble l’avoir attristée, et elle a accepté qu’il revienne, même si elle s’en mord vite les doigts. « Et ce matin en me levant, quand je me suis regardée au miroir, je faisais peur, tant j’étais changée. » Cette phrase, qui est fort touchante si on y pend garde, indique que Cécile est consciente d’avoir effectué un saut qui l’a conduite d’un état adamique à un état de pécheresse (pour employer le langage judéo-chrétien encore en vigueur à cette époque : comme Adam et Ève, elle a perdu son innocence, et elle est donc devenue une autre personne). Le miroir lui permet de contempler la transfiguration. La fin de la Lettre renforce cette idée de changement d’identité : « Je n’ose pas signer cette lettre« . Quelques lignes plus haut, la plainte qu’elle laisse échapper devant sa mère (« Ah ! maman, votre fille est bien malheureuse !« ) donnera lieu à une spéculation : Madame de Volanges va croire que l’accablement de sa fille est causé par le projet de mariage avec Germont, ce qui entraînera l’éventualité (qui n’aboutira pas) que Cécile épouse Danceny.

Remarque sur ces deux Lettres importantes pour la compréhension de la conduite de Valmont et Cécile et de l’oeuvre en général (elle sera insérée dans ma présentation générale de l’oeuvre, article intitulé : « Faire croire » dans Les liaisons dangereuses de Laclos (avertissement).

J’ai parlé d’ethnologie pour faire comprendre que les représentations des faits et des actions diffèrent quand bien même les faits et les actions demeurent objectivement les mêmes. Ce que ressent Cécile ne peut être identique à ce que ressent une jeune fille de 15 ans violée par un Valmont contemporain. Pour soutenir cette thèse qui va à contre-courant des idées (reçues) de notre époque, je vais citer Georges Devereux, fondateur de l’ethnopsychanalyse, qui parle ici des indiens Mohaves :

« L’activité sexuelle n’était limitée que par le tabou de l’inceste, que seuls les sorciers avaient tendance à violer. Les seules pratiques sexuelles manifestement absentes étaient le cunnilingus, le fétichisme et le sadomasochisme. Bien que l’activité sexuelle en soi fût considérée comme un sport plein d’agrément, même le coït le plus désinvolte impliquait aussi par définition un engagement de l’ »âme » (…). Le travestissement masculin et féminin était institutionnalisé (…). De nombreux enfants cohabitaient ensemble (sic) — et parfois même avec des adultes — bien avant la puberté : la période de latence* brillait par son absence. (AJOUT : * « période qui va du déclin de la sexualité infantile – 5e ou 6e année – jusqu’au début de la puberté et marque un temps d’arrêt dans l’évolution de la sexualité« , Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, p. 220 ; ce « dogme » freudien est contesté aujourd’hui : voir l’intéressant paragraphe dans le lien vers Wikipédia : Et à la lumière des nouvelles découvertes et de la société d’aujourd’hui) (…) La plupart vadrouillaient en petites bandes, jouant, nageant, s’amusant à des jeux sexuels ou au coït (…). …de ce fait, les enfants mohaves apprenaient très vite à aimer et à faire confiance à tout le monde, et ne développaient donc pas d’attachements émotionnels intenses et exclusifs à l’égard de quiconque. Ceci explique pourquoi l’adulte mohave est si « disponible » tant sur le plan sexuel qu’amical. » (Ethno-psychiatrie des Indiens Mohaves, Synthélabo, collection Les empêcheurs de penser en rond, 1996).

J’ai souligné ce qui ne manquera pas d’étonner, de scandaliser et d’indigner (l’indignation est un péché contre l’esprit, ai-je l’habitude de dire à mes élèves) les occidentaux élevés dans le climat judéo-chrétien (même si Dieu n’est plus à l’honneur, son ombre plane encore au-dessus de l’occident). Nos règles morales concernant la sexualité, la famille, les enfants ne sont pas universelles.

Peut-on juger les pratiques des Indiens Mohaves ? Non. Cette thèse culturaliste (il s’agit de comprendre comment les individus sont intégrés à leur société sans porter aucun jugement extérieur, surtout de valeur, comme les jugements moraux ; à ce titre, le premier culturaliste fut Montaigne, si l’on excepte Hérodote et son Enquête. Et pour ceux qui penseront que Georges Devereux était relativiste, voici ce qu’il déclare dans une mise au point : « Loin d’affirmer que  »la normalité psychique est relative, c’est-à-dire liée à la culture », je rejette cette théorie inadmissible (…) À un autre niveau, je vois le relativisme culturel comme un symptôme de nihilisme éthique, d’aliénation de la réalité et d’extrême conformisme. En bref, ma conception de la normalité (…) n’est ni relativiste ni liée à la culture, mais absolue et culturellement neutre, c’est-à-dire psychanalytique.  » (ibid. p. 21). Je crois de Devereux, au sujet de ce que subit Cécile, dirait qu’elle est suffisamment conditionnée pour accepter son sort d’être mariée par avance à Gercourt, mais qu’elle ne peut que souffrir profondément du rapport pathologique qu’elle a avec Valmont, et aussi Merteuil. La tromperie et la falsification généralisées, le manque de confiance qui en résulte (cette confiance dont jouissaient les enfants Mohaves), cela ne peut laisser aucun être humain indemne. C’est là une constante dans l’homme. Je développerai cela dans mon Avertissement, et j’en parlerai aussi dans l’article à venir, À propos du mensonge).

Lettre CIX : de Cécile à Merteuil. Pour celles et ceux qui maintiendraient que Cécile a été violée (vu depuis 2023, je ne le conteste pas… mais il faut considérer les conduites à partir des personnes et de l’époque où ils pensent, parlent, écrivent et agissent), une phrase éloquente : « Je vois bien que ce que je croyais un si grand malheur n’en est presque pas un ; et il faut avouer qu’il y a bien du plaisir : de façon que je ne m’afflige presque plus. Il n’y a que l’idée de Danceny qui me tourmente toujours quelquefois. Mais il y a déjà tout plein de moments où je n’y songe pas du tout ! aussi c’est que M. de Valmont est bien aimable !  » Ce qu’elle a subi de la part de Valmont n’est donc qu’un « petit malheur ordinaire » (presque le bonheur selon Freud). En quoi serait-ce étonnant puisque cela vient de l’esprit d’une demoiselle du 18e siècle qui ne s’offusquait pas d’être mariée si jeune à un homme si vieux pour elle (Gercourt semble avoir dans les 40 ans) ? Cécile apprend aussi la duplicité et le mensonge. L’unité de sa personne (le vrai but de l’éducation selon Allan Bloom) vole donc en éclat. Elle invite Danceny dans sa chambre (bien qu’il n’y fasse pas grand chose, semble-t-il), commençant à s’habituer à mener une vie libertine (sans sa naïveté et son peu d’intelligence, elle aurait volontiers embrassé une vie à la Merteuil). Cette vie et ce moi divisés lui conviennent parce que c’est toujours plus facile d’être double que d’être un : « C’est pourtant plaisant que ce soit Danceny que j’aime, et que M. de Valmont« . On devine aisément le verbe qui manque. Cécile fait ce que ne va pas jusqu’à faire la femme du rendez-vous galant dont parle Sartre dans L’être et le néant : elle sépare l’amour et le respect du sexe et du désir.Cécile apprend aussi la dissimulation : « je ne dois rien lui dire de tout ce qui se passe avec M. de Valmont« . En somme, cette lettre a pour fonction de nous montrer une Cécile contente d’entrer dans le désordre du siècle comme elle entrera à la fin du roman dans les ordres de la règle monacale.

Lettre CXVII : de Cécile à Danceny. (Dictée par Valmont.). Contient un bel exemple de persiflage. Parlant de Valmont : « vous avez là un bien bon ami, je vous assure ! Il fait tout comme vous feriez vous-même. » C’est possiblement une cruauté de la part de Cécile (sauf si elle ne comprend même pas ce qu’elle écrit), puisque ces mots sont adressés à celui qui l’aime et qu’en écrivant cette lettre, elle est consentante.


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